Judith avec la tête d’Holopherne.
Vers 1620-1630.
Huile sur toile – 89,5 x 105 cm.
Une femme aux traits volontaires, au regard déterminé et songeur, brandit de la main droite une épée sanglante tandis qu’avec la gauche elle exhibe la tête tranchée d’un homme. La vieille servante, emmitouflée dans des tissus rayés à la mode juive, observe avec admiration la jeune femme, tout en ouvrant un sac de toile qui cachera la tête coupée. La juive Judith, qui feignait d’être amoureuse d’Holopherne, le commandant assyrien qui assiégeait la ville de Bethulia, vient juste de tuer l’ennemi de son peuple et se prépare à fuir aidée de sa vieille nourrice.
La représentation de ce sanglant épisode biblique fournit le prétexte, dans ce tableau, à une représentation théâtrale des sentiments, raffinée et brutale. Entre la fin du XVIème siècle et le début du siècle suivant se répand dans l’Occident chrétien l’habitude iconographique d’utiliser des sujets tirés de l’Ancien Testament ou de la mythologie classique pour mettre en scène des portraits d’inspiration sentimentale. Citons comme exemple de cette pratique le célèbre tableau de Cristofano Allori où il représente sa bien aimée sous les traits de Judith tandis que, dans la tête coupée d’Holopherne, on reconnait un autoportrait de l’artiste (l’œuvre est conservée aux Offices). Il est évident que notre œuvre utilise de la même manière l’histoire ancienne, comme le montrent indiscutablement le visage peu naturel de Judith tourné vers le spectateur et sa tenue recherchée.
La formule choquante consistant à montrer une jeune femme brandissant une tête d’homme est un expédient rhétorique ancien que la peinture italienne de la contre-réforme a su intégrer, avec élégance, dans les mailles de sa propre histoire.
Du point de vue stylistique aussi la toile se présente comme le fruit mûr issu d’une hybridation culturelle, greffe picturale du début du XVIIème siècle de deux styles totalement différents, l’un nordique et l’autre émilien. La dureté du maniérisme nordique se mêle aussi en effet à des accès d’un intense naturalisme, d’évidente matrice bolonaise.
Malgré le sujet, il ne transparaît rien de la leçon caravagesque, ni dans la composition ni dans la lumière, mais on note cependant une attention ponctuelle au rendu réaliste de certains éléments, notamment le profil de la vieille femme ou les plis des drapés. Ce sont des fragments d’un réalisme très poussé, placés à côté de passages plus idéalisés et rhétoriques, comme le portrait de Judith, ou plus imaginaires comme la tête d’Holopherne. Le goût avec lequel est construit le personnage de Judith paraît étranger, tandis que les mains de la vieille femme au premier plan trahissent l’influence directe de Guercino.
La scène est ramassée au premier plan, sans aucune place réservée au décor, sauf les plis d’un rideau de forme triangulaire qui descendent au centre. Les deux personnages féminins servent à eux seuls de toile de fond à la tête du guerrier qui oscille, avec leurs vêtements décrits de façon détaillée, de modes différentes, de façon à ce que l’on distingue le statut de l’amante parée de celui plus modeste de la servante. Les tissus ont également des consistances différentes, du satin lisse et amidonné de la manche de Judith à la futaine de la domestique.
Cet éclectisme artistique ne fait que confirmer la double nature de l’œuvre, et le peintre qui correspond le mieux à cette greffe culturelle si particulière que nous venons de décrire est je crois Matteo Loves, qui fut le collaborateur le plus indépendant de Guercino. Peut-être la collaboration entre les deux artistes remonte-elle déjà à 1617-1618, et il faut se souvenir que Matteo était à Rome pendant le séjour de Guercino à la cour des Ludovisi, entre 1621 et 1623.
On sait avec certitude que Loves épousa Violante Fabbri en 1625 à Cento et qu’il aura des fils que le grand maître tiendra sur les fonds baptismaux (voir M. Censi, Matteo Loves un fiammingo accanto a Guercino, in « Atti e memorie della Deputazione provinciale ferrarese », vol. VIII, 1991). Matteo restera en étroite relation avec Barbieri jusqu’à sa mort en 1646 ou 1647.
Cette Judith avec la tête d’Holopherne est proche par son style et les physionomies des personnages du Saint Pierre ressuscitant Tabita de l’église de San Pietro in Valle de Fano (voir l’étude du tableau par G. Milantoni in « La Pinacoteca Civica di Fano » 1993 p. 262-263). Dans ce tableau de la région des Marches s’entassent des femmes aux incarnats clairs et aux vêtements usés, comme ceux de notre tableau. Avec des profils et des regards « comme en reproduction » qui rappellent cette nouvelle toile.
Au dos de celle-ci se trouve l’inscription « Giuditta Oloferne » et deux autres fragments de mots qui, à la lumière de l’attribution à laquelle nous sommes arrivés par l’analyse stylistique peuvent assurément représenter le prénom et le nom de notre peintre (Mattiha Lorez ou Lonez. Cette dernière déformation résultant d’une retouche d’époque postérieure).
Cette découverte constitue un ajout vraiment précieux pour reconstruire les débuts de l’artiste, caractérisés par une grande autonomie inventive et une imagination originale. Le Saint Pierre ressuscitant Tabita n’est pas daté avec précision, même s’il est généralement situé vers 1635 (voir aussi A. Emiliani, Momenti della pittura bolognese del Seicento nella città di Fano, in « Guercino à Fano » sous la direction de M. R. Valazzi, Fano, 2011, p. 25).
Je crois que la Judith est l’expression d’une période encore antérieure et qu’elle témoigne d’un moment autour des années 20, durant lequel les composants nordiques étaient encore prépondérants par rapport à l’assimilation progressive du style de Guercino qui se développe dans les œuvres des décennies suivantes.
On peut enfin signaler la forte parenté entre le visage de l’ « Ange gardien » de la Chiesa dei Santi Sebastiano e Rocco à Cento et la tête baissée d’Holopherne : la forme allongée des yeux est identique et c’est presque une signature de l’artiste.
Massimo PULINI