Bartolomeo MANFREDI
(Ostiano, près de Mantoue, 1582 – Rome, 1622)
Le martyre de saint Sébastien.
Vers 1618-1620.
Huile sur toile.
97,2 x 77,7 cm.
Bibliographie :
. N. Hartje, Bartolomeo Manfredi (1582-1622), Ein nachfolger Caravaggios und seine europäische Wirkung. Monographie und Werkverzeichnis, VDG, Weimar, 2004, pp. 361-363 (cat. n° 33), fig. 21.
. R. Contini, in Hommage an Caravaggio (1610/2010), catalogue de l’exposition sous la direction de B.W. Lindemann et R. Contini (12 novembre 2010 – 6 mars 2011), Ed. Minerva, Munich, 2010, pp. 56-57, n° 9.
. G. Papi, Bartolomeo Manfredi, Soncino (CR), 2013, pp. 152-153.
Exposition :
Staatliche Museen zu Berlin, Gemäldegalerie, Hommage an Caravaggio (1610/2010), sous la direction de B.W. Lindemann et R. Contini, 12 novembre 2010 – 6 mars 2011, n° 9.
Le tableau se fonde sur une iconographie complètement étrangère aux modèles traditionnels de l’époque. Il ne montre pas en effet saint Sébastien transpercé par les flèches, ni le moment où il est soigné de ses blessures. Manfredi décrit au contraire un moment tout à fait particulier, qui rapproche symboliquement l’image du saint de celle du Christ avant la Flagellation. Saint Sébastien est représenté au moment où il est attaché à un arbre pour être ensuite plusieurs fois atteint par les flèches de ses tortionnaires. L’un de ceux-ci a des rapports évidents (bien qu’avec des différences et en sens inversé) avec l’un des deux bourreaux qui ligotent saint Sébastien à l’arbre dans un prototype dérivant d’un original perdu du Caravage, dont témoigne une importante copie aujourd’hui dans une collection privée. Le bourreau est en train d’immobiliser le saint tandis que ce dernier tourne son regard et une main, qui n’est pas encore entravée par les cordes, vers le ciel, pour remettre son destin entre les mains de Dieu. Il est déjà transfiguré par la Foi et la Piété, mais combat encore les ennemis de l’Eglise. En toute logique par rapport à cette fermeté absolue, le saint est représenté comme un athlète puissant, qui rappelle en partie les formes du Torse du Belvédère et plus particulièrement celles du Bacchus autrefois dans la collection Ceoli, puis dans la collection Borghese à Rome, qui constituent aussi un prototype pour d’autres tableaux de Manfredi comme le Bacchus et un buveur de la Galleria Nazionale d’Arte Antica au Palazzo Barberini. La référence classique est évidente, comme l’est aussi la signification iconographique du tableau qui veut exprimer la foi en Dieu, la puissance et en même temps la fragilité de la vraie foi, la noble expression du sentiment de tranquille acceptation que le héros, pourtant vigoureux, veut présenter.
Cette composition est parfaitement cohérente avec ce qu’ont écrit les anciens historiens à propos de Manfredi pour mettre en évidence deux caractéristiques de son art qui se retrouvent dans ce tableau. D’un côté en effet Manfredi est décrit – déjà à une date très précoce – comme un disciple extrêmement proche et méticuleux du Caravage, de l’autre on observe combien le style de sa maturité tend à se libérer du rapport trop étroit au Caravage, pour arriver au contraire à une idée de délicatesse et de douceur certainement étrangère au projet caravagesque.
Dans le Martyre de saint Sébastien les spécificités stylistiques de Manfredi sont évidentes : dessin ample et puissant, sens accentué du volume, grandes superficies bien polies pour accentuer la force de la lumière et de l’ombre, dur contraste entre la noblesse d’expression et la brutalité de l’événement représenté, sobriété classique superposée à une volonté de sortir de la norme de façon décisive. Mais ce qui est plus intéressant, du point de vue du style, c’est qu’il est possible d’avancer une hypothèse de datation précise, d’autant plus importante pour un peintre comme Manfredi qu’il ne signe ni ne date jamais et qu’il est donc bien difficile d’établir une chronologie fiable par manque de documents datés et sûrs.
L’œuvre apparaît d’une grande maturité dans l’ensemble de la production du maître, mais certainement pas impossible à inclure dans cette manière de travailler que Sandrart appela la « Manfrediana methodus » (ou « méthode manfrédienne »), en général interprétée comme référence à la peinture des personnages à mi-corps, en effet prépondérante dans la carrière du peintre d’Ostiano.
Ceci appuie la thèse de Mancini qui écrit sa biographie de Manfredi peu de temps avant la disparition du grand maître, et un tel témoignage doit se lire en relation avec celle, légèrement plus tardive, de Giovanni Baglione qui, dans ses Vite de’ pittori, scultori e architetti …, Rome, 1642, écrit :
«il avait beaucoup de difficulté à réaliser ses œuvres, mais il les réussissait très bien et dans son génie à représenter les choses de la nature il surpassait tout le monde. Avec certains secrets de vernis qu’il avait, et des couleurs à l’huile malaxées, il exécutait ses peintures, qui naissaient avec une grande fraîcheur».
Manfredi, arrivé à sa première maturité vers l’âge de trente ans, procéda donc à une révision drastique de l’idée même de caravagisme, y introduisant une composante de délicatesse et d’ « unité » de réalisation résolument en contradiction avec l’esprit caravagesque, attaché à voir seulement les aspects les plus dramatiques.
Cette étonnante union, une union de contraires, fut suggérée à Manfredi, après la mort du Caravage (auquel il survécut dix ans), par Guido Reni et, de fait, Reni, dans les années de 1614 à 1617 environ, se dédie avec une passion absolue à la résurrection des formes classiques, aussi bien dans l’admirable fresque de l’Aurore dans la Villa Borghese devenue ensuite Pallavicini Rospigliosi, que dans le cycle des Travaux d’Hercule réalisé pour le duc de Mantoue en 1617, aujourd’hui au Louvre. Ce dernier prototype est tellement beau et convaincant que Manfredi, originaire de Mantoue et donc très attentif à la production artistique qui de Rome arrivait à Mantoue, dut le trouver extrêmement fascinant, au point de pouvoir l’intégrer justement dans ce qui semblait, ou aurait pu sembler, la leçon du Caravage. Cette synthèse magistrale explique de façon convaincante le Martyre de saint Sébastien et sa position chronologique dans le cadre général de la carrière de Manfredi.
L’œuvre reflète parfaitement le témoignage des anciens sur ce style doux et homogène qui commence à éloigner toujours plus Manfredi de l’univers du caravagisme et s’accorde bien avec l’affirmation déterminante de Mancini qui, écrivant peu avant la disparition du peintre, dit que «des œuvres publiques, il en a peu réalisé». Ceci signifie que Manfredi a peut-être mis tard la main, et pour la première fois depuis qu’il était à Rome, peut-être déjà depuis 1603, à quelque commande destinée à des églises publiques, si bien que cet aspect nouveau de son activité, aussitôt interrompue, entra immédiatement dans une zone d’ombre. Pourtant une recherche dans cette direction serait justement utile pour mieux situer le Martyre de saint Sébastien, une œuvre correspondant certainement à une commande privée.
En réalité aucun tableau d’autel officiel n’est enregistré comme étant de Manfredi dans la Rome de ces années-là, mais la redécouverte récente – qui semble incontestable, bien qu’il s’agisse encore une fois d’une attribution – du retable représentant le Couronnement de la Vierge avec saints Jean-Baptiste, François et Marie Madeleine à San Pietro, Leonessa, permet de formuler un jugement plus précis sur le Martyre de saint Sébastien. Si le témoignage de Mancini est vrai (et il n’y a pas de raison d’en douter), le retable de Leonessa devrait dater d’environ 1620 ; peut-être est-il inachevé, étant donné certaines divergences stylistiques internes, à cause de la mort imprévue du maître. Il suffit de comparer le saint François au centre du retable de Leonessa avec notre saint Sébastien pour comprendre non seulement qu’on se trouve confronté à la même main, mais aussi à la même période.
Le geste ardent qui dans les deux tableaux signifie confiance et acceptation de la volonté divine, mais aussi refus de la cruauté du martyre, prouve l’extrême proximité chronologique des deux tableaux, tous deux exemples de ce style grandiose mais délicat et homogène auquel Manfredi aboutit dans sa première maturité, qui pour lui coïncida malheureusement avec sa disparition.
Le titan abattu de ce Martyre de saint Sébastien est un personnage inoubliable de l’histoire de la peinture du Seicento et marque magistralement la nouvelle phase historique que Manfredi introduisit sans pouvoir la développer jusqu’au bout.
Bien que les sources parlent donc d’une « Manfrediana methodus » qui fut suivie surtout par des peintres français actifs à Rome entre la seconde et la troisième décennie du Seicento, on peut hasarder la thèse selon laquelle Manfredi lui-même – après avoir mis au point l’idée de scènes avec des personnages à mi-corps à développement horizontal mélangées avec des sujets de genre, concerts et jeux de cartes – aurait eu un dernier et ultérieur développement vers une peinture de personnages isolés et proposés comme emblèmes solennels de grands concepts moraux, tel le majestueux Roi Midas récemment redécouvert.
L’art de Manfredi, anobli par la convergence d’idéaux apparemment opposés – à savoir les styles de Caravaggio et de Reni – s’est de plus en plus rapproché d’une méditation morale de très haut niveau, en ligne avec ce que l’on sait de la personnalité de l’artiste, appliqué, sévère et réservé.
Comme le roi Midas regarde vers l’eau avec laquelle il nettoie les signes de son propre orgueil dans une réflexion douloureuse et patiente, le saint Sébastien regarde vers le ciel, avec la fermeté et la sensibilité du héros invincible, fort et délicat en même temps.
Il est possible donc que le Martyre de Saint Sébastien soit à mettre au nombre des œuvres qui s’échelonnent justement vers la fin de la vie de l’artiste entre 1618 et 1620, même si le manque de documentation certaine empêche de fixer la date d’exécution avec une sûreté absolue.
Claudio STRINATI